Les 24 000 entreprises du secteur des cryptomonnaies, de l’immobilier et des valeurs mobilières sous la juridiction du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) n’ont pas trop à s’inquiéter de voir des inspecteurs débarquer dans leurs bureaux. Le nombre d’audits menés par l’unité de renseignements financiers du Canada est en chute libre depuis cinq ans, une situation « alarmante » aux yeux de certains experts.

Dans la dernière année, le CANAFE a mené à peine 151 examens de conformité. Cet organisme doit s’assurer que les firmes d’une dizaine d’industries respectent la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes.

Le recul est constant depuis 2016-2017, année où le CANAFE a effectué 661 inspections dans des entreprises qu’elle chapeaute. Rien pour rassurer Minlei Ye, professeure associée de comptabilité à l’Université de Toronto.

« Si plusieurs sociétés ne font pas l’objet d’un audit pendant quelques années, voire ne sont jamais auditées, c’est très probable que plusieurs activités illégales ne soient pas détectées », avance-t-elle.

Cette baisse semble aller à l’opposé des pratiques adoptées par d’autres organismes règlementaires, souligne la professeure Ye. Elle cite l’exemple du Conseil canadien sur la reddition de comptes, qui inspecte la majorité des cabinets comptables sous sa supervision au maximum tous les trois ans. Le secteur bancaire américain, « très règlementé », mène pour sa part des examens physiques dans la plupart des banques tous les 12 à 18 mois, ajoute-t-elle.

Si l’on fait une comparaison, le recul des audits menés par le CANAFE est très alarmant.

Minlei Ye, experte en comptabilité de l’Université de Toronto

Un déclin « troublant »

Dans son dernier rapport annuel, le CANAFE souligne que les examens de conformité constituent son « principal instrument » pour s’assurer que les 24 000 entreprises qui lui sont assujetties respectent la Loi. Les trois secteurs qui font l’objet du plus grand nombre d’audits sont l’immobilier, les services monétaires (y compris les cryptomonnaies) et le courtage en valeurs mobilières.

Le porte-parole néo-démocrate en matière de finances, Daniel Blaikie, s’est dit surpris du déclin abrupt des examens. Il s’inquiète en particulier de la baisse des vérifications dans le secteur immobilier – à peine 53 l’an dernier pour une industrie qui a généré des transactions de 481 milliards de dollars au pays en 2021.

« C’est quelque chose de troublant, parce que nous savons que les effets du blanchiment d’argent sont réels », a dénoncé à La Presse le député manitobain, qui siège au comité permanent des finances de la Chambre des communes.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le député néo-démocrate d’Elmwood-Transcona, Daniel Blaikie

« Nous avons en ce moment une crise du logement au Canada, avec des prix de moins en moins abordables, et l’une des choses dont on a entendu parler au comité des finances, c’est le rôle du blanchiment d’argent sur la crise du logement », a-t-il poursuivi.

Changement de stratégie

Comment le CANAFE explique-t-il ce recul ininterrompu des audits ? En partie par la pandémie de COVID-19, qui a forcé l’interruption des examens physiques pendant trois mois entre avril et juin 2020.

Mais ce repli relève surtout d’un changement de stratégie. L’organisme dit avoir adopté au cours des dernières années « une approche plus complète en matière d’évaluation », d’abord et avant tout « fondée sur le risque ».

« CANAFE a aussi axé ses efforts sur la réalisation d’examens plus complexes, longs et approfondis à l’égard d’entreprises d’importance de secteurs à risque élevé afin de déterminer avec quel degré d’efficacité elles remplissent leurs obligations de conformité », a indiqué par courriel la porte-parole Mélanie Goulette Nadon.

Le CANAFE refuse de fournir une liste des entreprises qui ont fait l’objet d’examens de conformité depuis cinq ans, invoquant les besoins de confidentialité imposés par la loi. Toutes nos demandes d’entrevue avec la directrice et PDG Sarah Paquet ont aussi été déclinées.

Des entreprises réclament un audit

Si plusieurs entreprises doivent s’estimer chanceuses de ne pas faire l’objet de vérifications poussées de la part du CANAFE, d’autres, au contraire, en réclament.

Dans le cadre d’une enquête récente de La Presse, deux importantes firmes de cryptomonnaie ont déploré ne jamais avoir fait l’objet d’audits de la part du CANAFE. Elles disent que l’organisme fédéral n’a jamais cherché à les examiner d’une quelconque manière, alors qu’elles auraient bien voulu pouvoir démontrer la conformité de leurs pratiques dans le cadre d’un audit.

Le professeur Marc Tassé, expert en juricomptabilité à l’Université d’Ottawa, croit que la « complexité » de plus en plus grande des transactions financières pourrait expliquer en partie le recul du nombre d’examens de conformité menés par le CANAFE. La montée de l’industrie des cryptomonnaies, règlementée par le fédéral depuis 2020, aurait contribué à changer la donne, selon lui.

« Ce qu’il faut, c’est qu’ils [le CANAFE] viennent à développer de nouvelles technologies, ou à acquérir de nouvelles technologies, qui vont permettre de traiter une multitude d’informations dans un délai plus rapide, dit M. Tassé. Le plus grand défi, c’est que les criminels, eux, ont fait le virage technologique. »

Ottawa satisfait

Malgré un nombre de vérifications en déclin et des pénalités somme toute limitées imposées aux entreprises récalcitrantes, le gouvernement fédéral estime que le CANAFE s’acquitte bien de son mandat. Le ministère fédéral des Finances, dont relève l’organisme, souligne que les effectifs sont passés de 353 employés il y a cinq ans à 390 l’an dernier.

« Le gouvernement surveille les risques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme et prend régulièrement des mesures, y compris des modifications de la législation, de la règlementation et du financement, si nécessaire, pour faire face à ces risques », a fait valoir un fonctionnaire des Finances.

Ottawa pourrait – et devrait – en faire davantage, martèle toutefois l’organisme Transparency International Canada. La mise en place d’un registre fédéral des bénéficiaires ultimes des entreprises, qui permettra de savoir qui se cache réellement derrière les sociétés-écrans enregistrées au pays, ne surviendra pas avant 2025, déplore son directeur général James Cohen.

Il estime qu’Ottawa pourrait régler une partie de ses problèmes en accélérant la cadence pour mettre en place ce registre d’ici la fin de cette année.

Transactions douteuses en hausse de 267 %

La baisse du nombre d’audits menés par le CANAFE survient alors que les « opérations douteuses » déclarées à l’organisme fédéral affichent une forte hausse. Les 24 000 entreprises assujetties doivent divulguer toutes les transactions qui leur laissent soupçonner une infraction liée au blanchiment d’argent ou au financement d’activités terroristes. Le nombre d’opérations suspectes déclarées a presque triplé entre 2017 et 2021, passant de 179 172 à 468 079. Le CANAFE utilise entre autres ces signalements pour produire des renseignements financiers, qui sont ensuite communiqués à des corps policiers. Ces informations ont contribué à 376 enquêtes policières l’an dernier au pays, affirme le groupe dans son rapport annuel.

Examens de conformité menés par le CANAFE

661 en 2016-2017

500 en 2017-2018

497 en 2018-2019

399 en 2019-2020

151 en 2020-2021

Le CANAFE doit veiller à ce que 24 000 entreprises d’une dizaine d’industries se conforment aux différents volets de Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. L’organisme fédéral chapeaute entre autres les secteurs des casinos, des entreprises de services monétaires (y compris les cryptomonnaies), des valeurs mobilières, de l’assurance vie et des négociants de métaux précieux.

Source : CANAFE

En savoir plus
  • 555 271 $
    Montant total des neuf pénalités pécuniaires administratives imposées l’an dernier par le CANAFE à des entreprises qui ne se sont pas conformées à la loi.
    CANAFE