Le Canada abrite le siège mondial du plus important producteur d’uranium russe, propriété du gouvernement de Vladimir Poutine. Et en raison de ses liens étroits avec Moscou, l’entreprise risque de subir les sanctions américaines liées à l’invasion de l’Ukraine.

La canadienne Uranium One appartient à la société d’État russe Rosatom, elle-même fondée par Vladimir Poutine pour regrouper l’industrie nucléaire du pays.

Jusqu’ici, Washington et Ottawa excluent le nucléaire des représailles contre le secteur de l’énergie russe. La Maison-Blanche consulterait toutefois l’industrie sur l’à-propos d’inclure Rosatom dans la liste des entreprises sanctionnées, selon Bloomberg. La société moscovite est un important fournisseur de carburant nucléaire aux États-Unis par le truchement d’Uranium One.

Cette filiale canadienne de Rosatom est le troisième producteur d’uranium au monde. Elle exploite six gisements au Kazakhstan et se prépare à exploiter une nouvelle mine en Tanzanie.

Uranium One inc. est enregistrée en Colombie-Britannique, bien qu’elle n’ait aucune mine au Canada. Dans ses communications officielles, ses adresses correspondent aux bureaux du cabinet d’avocats Fasken à Vancouver et Toronto.

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Les sanctions touchent presque tous les secteurs de l’économie russe, de l’industrie bancaire à l’énergie, en passant par l’aviation et l’électronique. Rosatom y échappe encore, même si 91 280 personnes travaillent dans sa division d’armements nucléaires, soit le tiers de ses employés, selon ses états financiers.

PHOTO URANIUM ONE GROUP

Mine d’uranium de la filiale canadienne de Rosatom, Uranium Group, au Kazakhstan

Uranium One s’avère aussi fort rentable pour Moscou. En 2020, l’entreprise a versé l’équivalent de 373 millions CAN en dividendes à son actionnaire. Une structure éclatée destinée à minimiser ses factures fiscales chapeaute ses actifs, d’une valeur de 3,1 milliards (voir autre texte).

« Aucun sens », dit le NPD

« Ça n’a aucun sens », juge le chef adjoint du Nouveau Parti démocratique, Alexandre Boulerice. Selon lui, Ottawa doit appliquer les sanctions « de manière cohérente », surtout contre les entités liées directement au régime de Poutine.

« Il faut que le gouvernement libéral de Justin Trudeau nous dise pourquoi ces entreprises sont passées à travers les mailles du filet. »

Au Parti conservateur, le critique en matière de défense, Pierre-Paul Hus, croit que le fédéral doit examiner ce genre de dossiers stratégiques. Selon lui, c’est « non seulement dans l’intérêt du Canada, mais aussi dans l’intérêt de notre sécurité nationale et de celle de nos alliés de l’OTAN ».

L’absence de sanctions contre le nucléaire russe surprend Jennifer Quaid, spécialiste du droit pénal des entreprises à l’Université d’Ottawa. « Je suis étonnée, à la fois parce que c’est contrôlé par une société d’État, et aussi à cause de la nature stratégique de la ressource », dit-elle.

Affaires mondiales Canada (le ministère des Affaires étrangères) a refusé toute entrevue. Ottawa n’a pas expliqué pourquoi Uranium One et Rosatom échappaient aux sanctions et n’a envoyé à La Presse que des commentaires généraux.

« En raison de l’obligation du gouvernement du Canada de protéger les informations confidentielles des entreprises, nous ne pouvons pas fournir d’autres commentaires », écrit le porte-parole Jason Kung dans un courriel.

À Washington, le département du Trésor n’a pas répondu à nos questions.

« Si les Américains et les Canadiens étaient sérieux, ils imposeraient des sanctions », dit Guy Marleau, professeur de génie nucléaire à l’École polytechnique de Montréal.

Il note qu’un frein important est susceptible de les retenir : les grands besoins des États-Unis en uranium, comme c’est le cas du pétrole et du gaz russes en Allemagne.

Les États-Unis sont les plus grands consommateurs d’uranium au monde (18 300 tonnes), devant la Chine (10 800 tonnes). Ils n’en produisent toutefois qu’une quantité négligeable, selon les données de la World Nuclear Association pour l’année 2020.

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Vulnérable aux sanctions

Déjà en 2020, bien avant l’invasion de l’Ukraine, Uranium One disait craindre de nouvelles représailles des pays occidentaux, après celles imposées depuis l’annexion de la Crimée en 2014.

« Il ne peut y avoir aucune assurance que des sanctions additionnelles ne seront pas imposées si une escalade a lieu en Ukraine ou si les relations de la Russie avec les États-Unis, l’Union européenne et le Canada se détériorent », indiquent ses états financiers.

En fait, les nouvelles mesures canadiennes contre la Russie nuisent vraisemblablement déjà à Uranium One. L’entreprise doit rembourser progressivement un prêt de 400 millions US (511 millions CAN) à son principal créancier, Sberbank, une institution financière déjà sous sanctions. Or le règlement canadien sur les mesures économiques spéciales visant la Russie laisse penser que de tels paiements pourraient être bloqués.

Ottawa et Washington n’ont pas répondu à nos questions sur le sujet.

Contacté chez lui à Toronto, un avocat de l’entreprise a lui aussi refusé de répondre à nos questions. « Vous devez d’abord passer par notre département de relations publiques. Ils vont vous contacter s’ils veulent dire quoi que ce soit », a simplement dit Bozidar Crnatovic avant de raccrocher.

Cet ancien associé de Fasken est passé chez Uranium One en 2012, alors que Rosatom détenait déjà la majorité des actions de l’entreprise.

La vice-présidente pour les questions légales, la Canadienne Jane Luck, n’a pas répondu à nos messages.

Un risque à la sécurité

La présence russe dans le nucléaire occidental soulève des questions depuis longtemps. Aux États-Unis, la détention par Uranium One d’installations minières au Wyoming provoquait déjà un tollé il y a une dizaine d’années, rappelle Michel Jebrak, professeur émérite de l’UQAM.

« En étant producteur américain, Uranium One avait un siège au Nuclear Energy Institute et les Russes avaient donc accès aux données de l’industrie américaine sur le nucléaire », dit le géologue.

Uranium One a vendu son site du Wyoming en décembre.

Les possibles sanctions de l’administration Biden contre Rosatom rapportées mercredi seraient une suite logique aux intentions du précédent gouvernement américain.

Au printemps 2020, le département de l’Énergie déplorait la position vulnérable des États-Unis dans l’énergie nucléaire face aux entreprises d’État russes et chinoises. Un rapport suggérait notamment que la Commission de réglementation nucléaire américaine puisse bannir les importations de combustibles provenant de Russie et de Chine pour des questions de sécurité nationale.

Un archipel de sociétés-écrans aux quatre coins du monde

Pour exploiter ses mines d’uranium au Kazakhstan, Moscou utilise un archipel de sociétés aux quatre coins du monde en ayant largement recours aux paradis fiscaux. Le tout, sous la gestion d’une entreprise enregistrée en Colombie-Britannique.

Uranium One inc. chapeaute une structure élaborée de sociétés dans des territoires à la législation avantageuse pour les minières multinationales : Luxembourg, Pays-Bas, Canada, Australie, îles Vierges du Royaume-Uni, Chypre, Delaware, Nevada…

À leur tour, ces sociétés contrôlent d’autres entreprises qui exploitent des mines d’uranium au Kazakhstan et mènent des campagnes d’exploration en Tanzanie.

Optimisation fiscale

Associé en fiscalité au cabinet Raymond Chabot Grant Thornton, Luc Lacombe a jeté un œil sur l’organigramme d’Uranium One. Selon lui, l’entreprise cherche à minimiser au maximum le paiement de taxes et d’impôts en déclarant différents types de revenus et de pertes là où c’est le plus avantageux.

« C’est ce qu’on appelle des “structures complexes”, que l’Agence du revenu du Canada n’aime pas bien gros », dit-il. Les États membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques tentent de contrer les effets pervers de ces montages en instaurant un impôt minimum de 15 % sur les bénéfices des multinationales.

Ces structures font en sorte qu’à un moment donné, personne ne paie d’impôt nulle part. Tout le monde y perd.

Luc Lacombe, associé en fiscalité au cabinet Raymond Chabot Grant Thornton

En 2020, Uranium One a engrangé des revenus de 532 millions canadiens et dégagé des liquidités de 226 millions, selon ses états financiers. Sa grande profitabilité lui a permis de verser un dividende de 373 millions à Uranium One Holding N. V., une société-écran des Pays-Bas que contrôle la société d’État russe Rosatom. La compagnie et ses coentreprises employaient 2244 personnes dans le monde en 2020.

Uranium One a connu des démêlés avec Revenu Canada, qui lui a réclamé 5,8 millions après des « ajustements mineurs » à sa facture fiscale pour l’année 2014, surtout en taxes de vente. Son rapport annuel pour 2020 précise que cette révision pouvait encore lui coûter un total de 9,4 millions pour les années 2015 à 2017.