Sans ses camions, le « convoi de la liberté » n’aurait jamais eu un tel impact.

Symboles de la classe ouvrière et outils d’occupation, les camions lourds sont devenus l’emblème du « convoi de la liberté » l’an dernier. Un modèle qui a fait des petits ailleurs dans le monde.

L’image est saisissante : des centaines – voire des milliers – de camions lourds, dont les coups de klaxon résonnent jour et nuit, bloquant pendant des semaines le principal lieu de pouvoir du Canada.

« Il y a une visibilité immédiate associée à l’utilisation du camion, lance Pascale Dufour, spécialiste des mouvements sociaux à l’Université de Montréal. Les images sont très fortes. L’occupation prend un sens complètement différent à partir du moment où elle se fait à travers cette machine-là. »

La vision est telle qu’en fait, elle dépasse rapidement les frontières du pays. « Quand on regarde, c’est seulement quelques milliers de personnes qui se sont mobilisées [à Ottawa], donc il y a eu un écho considérable par rapport à la mobilisation réelle », observe aussi David Morin, cotitulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent.

C’est que les semi-remorques ont toute une portée symbolique.

Le camion est devenu un symbole de la masse ouvrière qui se révolte contre l’élite financière qui, elle, a l’oreille du gouvernement.

Michel Juneau-Katsuya, spécialiste en sécurité nationale

« Le camion est aussi associé à une virilité, à tout un imaginaire masculin, renchérit Mme Dufour. C’est clairement quelque chose qui a été mis en scène avec la manifestation. Ce n’est pas nécessairement lié à une réalité objective, mais plutôt à ce que ça représente, un camionneur, dans l’imaginaire collectif. »

À titre comparatif, une mobilisation de vélos n’aurait probablement pas eu le même impact, illustre Mme Dufour.

Les camions comme outils

Au-delà du symbole, les camions ont aussi fourni des moyens à la mobilisation, soulignent les spécialistes.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

David Morin, cotitulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent

Les autorités ont appris, avec le temps, à gérer les masses humaines, mais gérer les masses de fer, c’est une autre histoire.

David Morin, cotitulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent

Les poids lourds sont donc devenus des outils d’occupation. « C’était la barricade improvisée, analyse M. Juneau-Katsuya. Parce que tu ne vas pas sortir ça rapidement, un camion. Il y a eu une grosse erreur stratégique de les laisser entrer au centre-ville d’Ottawa. »

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

En raison de leur stature, les camions qui ont paralysé le centre-ville d’Ottawa l’an dernier avaient un aspect intimidant.

En même temps, les véhicules ont aussi servi à exercer de l’intimidation, estime Mme Dufour. « Planter des tentes au centre-ville de Montréal, pendant trois semaines, ce n’est pas la même chose que d’avoir des camions avec des génératrices, des klaxons et des moteurs qui tournent, compare-t-elle. On est tout petit à côté d’un camion. C’est imposant. »

Un modèle exportable

L’usage du camion lourd comme outil politique a rapidement fait des petits à l’international.

« C’était ingénieux d’utiliser les camions, et, malheureusement, c’est un phénomène qu’on a exporté, relève M. Juneau-Katsuya. Immédiatement, en France, en Belgique et en Nouvelle-Zélande, des gens ont fait comme au Canada. »

Et l’influence du convoi ne s’arrête pas là. Après l’élection présidentielle du Brésil en octobre dernier, des partisans de l’ex-président Jair Bolsonaro ont utilisé des camions lourds pour bloquer des routes dans 22 des 27 États du pays, selon l’Agence France-Presse.

Pour Joao Velloso, professeur de droit à l’Université d’Ottawa d’origine brésilienne, le lien entre les deux mouvements est évident.

On a commencé à voir le même phénomène où on se disait : “Ah, on devrait utiliser des camions pour bloquer des routes, camper dans des capitales, près des sites de pouvoir.” C’est quand même intéressant de voir comment le "convoi de la liberté", pour le meilleur et pour le pire, est devenu un emblème pour d’autres mouvements semblables ailleurs.

Joao Velloso, professeur de droit à l’Université d’Ottawa

Un mimétisme que reconnaît aussi David Morin. « Les mouvements de contestation apprennent assez rapidement les uns des autres, ils sont très observateurs de ce qui fonctionne ou pas, explique-t-il. Au Brésil, il y a eu deux outils majeurs : les camions et les réseaux sociaux. »

Pour M. Juneau-Katsuya, les camions lourds peuvent désormais être considérés comme faisant partie de l’arsenal des groupes extrémistes.

« L’utilisation de la voiture-bélier [comme outil pour des attentats] a été instaurée par l’État islamique, mais a ensuite été reprise par l’extrême droite, cite-t-il en exemple. Le camion, c’est une évolution. Il est entré dans cette mouvance-là. »

D’autres manifestations de camionneurs

Le « convoi de la liberté » était loin d’être la première manifestation de camionneurs dans le monde. L’Alliance canadienne du camionnage et l’Association du camionnage du Québec se sont, par ailleurs, tour à tour dissociées du mouvement. Voici quelques exemples.

Chili

PHOTO ARCHIVES AHE

Le général Augusto Pinochet à Santiago le 11 septembre 1973, tout juste après le coup d’État l’ayant installé au pouvoir

En 1972, une vaste manifestation de camionneurs au Chili s’oppose au projet de création d’une société d’État de transport routier. Le mouvement participe à la déstabilisation de l’État chilien et à l’arrivée au pouvoir de la dictature d’Augusto Pinochet.

Brésil

PHOTO ANDERSON COELHO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des camionneurs partisans de l’ex-président Jair Bolsonaro ont bloqué de nombreuses routes à travers le pays, dont l’autoroute BR-101, à la fin du mois d’octobre dernier.

Une importante manifestation de camionneurs s’insurgeant contre le prix de l’essence paralyse le Brésil pendant 10 jours en 2018. Puis, en octobre 2022, à la suite de la défaite de l’ex-président Jair Bolsonaro à l’élection présidentielle, des camionneurs bloquent des routes dans presque tous les États du pays, dénonçant une élection frauduleuse. Le président de l’Association de chauffeurs routiers ABRAVA se désolidarise du mouvement.

Belgique et France

PHOTO KENZO TRIBOUILLARD, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un participant du convoi européen accueille un autocar dans un stationnement en banlieue de Bruxelles, le 14 février dernier.

En juin 2015, environ 200 semi-remorques se rejoignent au centre-ville de Bruxelles, capitale de la Belgique, pour manifester contre la taxe kilométrique. Les camionneurs sont soutenus par l’Union professionnelle du transport et de la logistique.

C’est aussi à Bruxelles qu’a culminé le convoi européen inspiré de celui d’Ottawa en 2022. Les forces de l’ordre n’ont toutefois pas laissé les véhicules entrer dans la capitale.

Quelques jours plus tôt, des convois avaient mobilisé quelque 32 100 manifestants en France, selon l’Agence France-Presse. Ils étaient constitués principalement de voitures, de camionnettes et d’autocaravanes.

États-Unis

PHOTO SAUL LOEB, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un camionneur manifeste à Washington, le 7 mai 2020.

En mai 2020, près de 150 camionneurs se rassemblent pendant trois semaines à Washington pour dénoncer leurs conditions de travail en pleine pandémie auprès de l’administration de Donald Trump. Ils ne bloquent toutefois pas les routes.

C’est aussi dans la capitale américaine qu’ont convergé les véhicules du « People’s Convoy » américain en mars 2022, une mobilisation qui n’a jamais eu l’ampleur de celle du « convoi de la liberté » au Canada.