le Vendredi 29 mars 2024
le Lundi 30 mai 2022 13:00 Société

Une décision de la Cour suprême soulève des craintes chez les victimes de violence

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  Photo : Ericka Muzzo - Francopresse
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FRANCOPRESSE – Les personnes ayant commis des actes de violence alors qu’elles étaient en état d’intoxication extrême pourront désormais plaider non coupables à des accusations comme les voies de fait et les méfaits. C’est ce qu’ont unanimement statué les neuf juges de la Cour suprême du Canada le 13 mai dernier. Les organismes de représentation des victimes de violence s’inquiètent des répercussions potentielles du jugement.
Une décision de la Cour suprême soulève des craintes chez les victimes de violence
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«Il n’y a aucun doute que ce jugement aura un impact sur les poursuites judiciaires dans les cas de la violence faite aux femmes», prévient Elizabeth Sheehy, une professeure de droit à l’Université d’Ottawa dont les recherches se concentrent sur le droit pénal et sur les réponses juridiques à la violence faite aux femmes.

«On a déjà des problèmes importants avec des policiers qui refusent parfois de considérer des plaintes dans les cas d’agressions sexuelles et la Couronne qui refuse d’aller de l’avant avec ces cas aussi. La défense d’extrême intoxication est un obstacle additionnel», ajoute la juriste.

En 2019, le taux de crimes violents rapportés par la police s’est établi à 1 277 affaires pour 100 000 habitants, pour un taux global de criminalité de 5 874 affaires pour 100 000 habitants.

«En 2020, le taux de crimes déclarés par la police a diminué de 10 % et s’est établi à 5 302 affaires pour 100 000 habitants.»

La possibilité que les femmes se méfient davantage du système juridique canadien inquiète la directrice générale d’Action ontarienne contre la violence faite aux femmes (AOcVF), Maïra Martin. D’après les estimations de l’organisme, moins d’une victime sur dix porte plainte.

Elizabeth Sheehy est professeure de droit à l’Université d’Ottawa.

Photo : Courtoisie

«Ce qui nous gêne, c’est quand on entend une femme dire : “Je ne veux pas porter plainte. Pas parce que je ne veux pas obtenir justice, mais parce que j’ai peur d’être victimisée, d’être jugée. Ça ne sert à rien”. Ce sont pour nous des raisons anormales, c’est qu’il y a un problème au niveau du système juridique. Il faut que le système criminel soit beaucoup plus accueillant pour les victimes et qu’il y ait un processus beaucoup moins victimisant», revendique-t-elle.

L’article 33.1 du Code criminel empêchait l’accusé d’invoquer comme moyen de défense le fait qu’il n’avait pas l’intention générale ni la volonté requise de commettre l’infraction à cause d’une intoxication extrême auto-induite. Le 13 mai, la Cour suprême a jugé l’article 33.1 «inconstitutionnel et inopérant».

Pour Maïra Martin, «l’alcool ou les drogues ne provoquent pas la violence. C’est un désinhibiteur, donc ça va amener une personne violente à commettre l’acte violent».

Pour Elizabeth Sheehy, la décision de la Cour suprême comporte une incohérence juridique : «C’est une mauvaise politique pénale ainsi qu’en matière de santé que de dire à ceux qui ont atteint le stade de la toxicomanie ou de l’alcoolisme qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes. […] Nous disons aux personnes légèrement intoxiquées que ce n’est pas une défense, mais que si vous êtes extrêmement intoxiqué et que vous pouvez le prouver par la prépondérance des probabilités, alors c’est une défense complète.»

La prépondérance des probabilités oblige le demandeur, sur qui repose le fardeau de la preuve, à démontrer que ses prétentions ou ses arguments sont plus probables qu’improbables.

Les expertes rappellent que la décision de la Cour suprême concerne des cas rares et spécifiques. Le jugement précise que l’individu doit avoir été dans un «état d’intoxication si extrême qu’il se trouve dans un état s’apparentant à l’automatisme et qu’il est incapable de commettre volontairement un acte coupable ou d’avoir une intention coupable».

Maïra Martin est la directrice générale d’Action ontarienne contre la violence faite aux femmes.

Photo : Courtoisie

«On parle vraiment de cas rares […] extrêmement poussés d’intoxication où la personne était dans un état plus que  second», résume Maïra Martin. Selon elle, la nuance est importante à faire pour les victimes et les agresseurs qui ne doivent pas se fier à cette défense dans des cas d’intoxication non extrêmes.

Elizabeth Sheehy explique que cette défense demande des preuves tangibles démontrant la quantité de substance consommée, sa nature, des preuves physiques d’intoxication et le témoignage d’un expert qui peut s’appuyer sur ces informations pour confirmer que l’accusé était en état d’automatisme. «On ne peut pas prédire à quel point cette défense sera désormais utilisée ni à quel point elle réussira», précise la juriste.

Megan Stephens, avocate en droit criminel et en droit constitutionnel à Toronto, note que la défense d’automatisme est rarement utilisée à l’heure actuelle et croit qu’il en sera de même pour l’intoxication extrême. «Ça ne va pas être une défense facile», souligne-t-elle.

Le contexte de la décision

Dans les dernières années, la Cour d’appel de l’Ontario et de l’Alberta ont émis des décisions différentes dans des cas de défense basés sur l’intoxication extrême volontaire. Ce qui a amené la Cour suprême à se pencher sur la question.

En 2018, Matthew W. Brown a causé des lésions permanentes à sa professeure lorsqu’il l’a attaquée dans son domicile à Calgary. Accusé «d’introduction par effraction, de voies de faits graves et de méfait à l’égard d’un bien», il a plaidé non coupable aux accusations pour cause «d’automatisme» causé par la consommation de psilocybine (champignons hallucinogènes). L’accusé a d’abord été acquitté, puis déclaré coupable par la Cour d’appel de l’Alberta. La Cour suprême a rétabli le verdict initial d’acquittement.

En 2013 et 2015 respectivement, les Ontariens David Sullivan et Thomas Chan, sous l’influence de drogues, ont poignardé des membres de leurs familles respectives (faisant un mort dans le cas de Chan). Accusés de plusieurs infractions, notamment de voies de faits graves, d’agression armée pour Sullivan et d’homicide involontaire coupable pour Chan, ils ont chacun contesté le verdict de culpabilité devant la Cour d’appel de l’Ontario, qui a entendu les deux cas ensemble. David Sullivan a été acquitté et Thomas Chan aura droit à un nouveau procès. La Couronne a porté les décisions en appel devant la Cour suprême, qui a rejeté la demande.

Megan Stephens est avocate en droit criminel et en droit constitutionnel.

Photo : Kenya-Jade Pinto

La Cour suprême fonde sa décision du 13 mai sur la base que l’article 33.1 viole le principe de présomption d’innocence. Ce principe stipule que la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable qu’il y a eu intention criminelle et acte criminel.

D’après l’avocate Megan Stephens, la Cour suprême estime que l’intention de s’intoxiquer ne peut pas substituer l’intention de commettre l’infraction, comme le stipulait l’article 33.1.

Le jugement de la Cour suprême ne précise pas si cette décision sera rétroactive.

L’histoire mijote depuis près de 20 ans

En faisant des recherches sur le sujet, Elizabeth Sheehy a découvert qu’«entre l’arrêt Daviault en 1994, quand la Cour suprême du Canada a créé la défense d’extrême intoxication, et l’adoption de l’article 33.1 [en 1995], il y a 30 affaires déclarées lors desquelles cette défense a été utilisée et six qui ont réussi.»

La chercheuse a aussi constaté que depuis l’adoption de cet article en 1995, 86 cas déclarés en ont fait mention, soit pour contester sa constitutionnalité ou pour rejeter la défense d’intoxication extrême. La différence aujourd’hui est que la Cour suprême s’est penchée sur la question.

«Parmi ces 86 affaires, 35 étaient des cas d’agressions sexuelles, cinq étaient des cas d’hommes qui attaquent une ex-compagne ou une compagne actuelle, et 23 impliquaient des femmes victimisées. […] Ça signifie que 40 cas étaient sans aucun doute des crimes envers les femmes», calcule Elizabeth Sheehy.

Des poursuites au criminel comme au civil

Simona Jellinek défend des victimes d’agressions sexuelles et de blessures depuis plus de 25 ans.

Photo : Julian Peter

Les victimes peuvent avoir recours à la justice criminelle et à la justice civile. Par exemple, dans un cas d’acquittement basé sur la défense d’intoxication extrême volontaire, une victime pourrait se tourner vers la justice civile.

L’avocate Simona Jellinek défend des victimes d’agressions sexuelles et de blessures depuis plus de 25 ans et constate certains avantages à poursuivre ce genre de dossier devant la cour civile.

Elle explique que la victime joue un rôle actif dans le développement de l’affaire, car c’est elle qui poursuit et non la Couronne comme dans le cas d’une poursuite criminelle. Au civil, il y a plus de chances que la victime réussisse à au moins recevoir une compensation monétaire, lui assurant une certaine forme de justice. Enfin, dans un procès criminel, le fardeau de la preuve repose généralement sur la Couronne plutôt que sur l’accusé.

La balle est dans le camp du Parlement

Coulée dans le béton, la décision de la Cour suprême ne pourra être changée que par une nouvelle législation du Parlement.

Dans une réponse écrite, le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, affirme étudier attentivement la décision : «Notre gouvernement est résolument engagé à ce que notre système de justice criminelle assure la sécurité de nos communautés, respecte les victimes et responsabilise les contrevenants, tout en respectant les droits garantis par la Charte. Il est essentiel de préciser que la décision de la Cour Suprême ne s’applique pas à la grande majorité des cas impliquant une personne qui commet une infraction criminelle en état d’ébriété.»

«Je comprends les préoccupations des Canadiens et la nécessité d’agir rapidement pour répondre à la décision de la Cour suprême», ajoute-t-il.

Dans une lettre ouverte, le collectif du Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter demande à la Chambre des communes de présenter une nouvelle loi qui remédiera aux lacunes découlant du récent jugement de la Cour suprême du Canada.

Marianne Dépelteau

Journaliste

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