(Ottawa) « Je dois me pincer de temps en temps pour m’assurer que ce n’est pas un rêve ». La juge Michelle O’Bonsawin a exprimé mercredi sa joie de devenir la première juriste autochtone à être choisie pour siéger à la Cour suprême du Canada.

La salle de comité était pleine à craquer, mercredi après-midi, à Ottawa, pour assister à un témoignage historique, celui de la première Autochtone à se voir confier un siège à la Cour suprême du Canada en 147 ans.

S’exprimant en abénaki, en français, puis en anglais, la juge O’Bonsawin a parlé de quelques-unes de ses expériences formatrices. De son père machiniste qui lui a raconté qu’on l’appelait jadis « le petit sauvage ». De la fois où un avocat l’a appelée « notre Pocahontas du Nord » dans une conversation avec un collègue.

De cette fois, aussi, où une enseignante a voulu la décourager de poursuivre son rêve d’étudier en droit.

Au secondaire, quand le temps est venu de faire mon choix de carrière, je me suis fait dire que comme petite francophone du nord de l’Ontario, la carrière d’avocate n’était peut-être vraiment pas pour moi.

Michelle O’Bonsawin

« Je me suis dit : « Ah ouin ? Regardez-moi ben aller » », a-t-elle lâché.

La magistrate a répondu, souvent avec humour, aux questions de députés et de sénateurs. Elle a fait rire dans la salle lorsqu’elle a repris le sénateur Pierre Dalphond, ancien juge à la Cour d’appel du Québec, qui l’avait rajeunie de deux ans dans la prémisse de sa question.

« Je dois vous corriger et dire que j’ai 48 [ans], pas 46. Souvent, tu veux dire que t’es plus jeune, mais quand t’es juge, c’est toujours mieux d’avoir l’air un petit peu plus vieille », a lâché celle qui a grandi à Hanmer, un petit village hors réserve situé près de Sudbury.

Là, hors réserve, sa famille a connu « l’adversité », a indiqué celle dont l’inhabituel nom de famille détonnait. « J’ai toujours été très consciente de mon identité autochtone. Une identité que j’affirme, et qui me représente », a-t-elle déclaré à la table du comité.

Les élus et sénateurs n’ont pas leur mot à dire sur la nomination des juges de la Cour suprême.

Les magistrats sont en fait nommés par la gouverneure générale, sur recommandation du premier ministre. Il reviendra donc à Mary Simon, la première gouverneure générale autochtone, de confirmer l’accession de la première magistrate autochtone sur le banc de neuf juges.

Surreprésentation carcérale des Autochtones

Les uns après les autres, ceux qui ont participé à la séance de questions ont félicité la juge. Plusieurs lui ont demandé comment elle comptait composer avec la pression que représente le fait d’être « la première ». À part décompresser en « passant du temps avec [sa] famille, en peignant et en jouant avec [ses] petits chiens », Michelle O’Bonsawin a répondu que sa solution était de « travailler fort » et « demeurer humble ».

Elle a dû esquiver quelques questions, pour éviter de fournir des réponses qui la placeraient dans une posture difficile en sa qualité de juge. En revanche, cette spécialiste de l’arrêt Gladue — une décision en lien avec la surreprésentation des peuples autochtones rendue en 1999 par la Cour à laquelle elle se joindra — a plaidé en faveur d’une meilleure éducation sur ces enjeux.

Le taux d’incarcération des femmes autochtones est de près de 15 % alors qu’elles représentent moins de 5 % de la population. Je pense que l’éducation est la clé […] afin de permettre aux juges d’obtenir une meilleure compréhension de l’article 718,2 e du Code criminel […] et de considérer ces enjeux dans les salles de cour.

Michelle O’Bonsawin

La disposition à laquelle elle fait référence prévoit que les tribunaux, dans les principes de détermination de la peine, se basent notamment sur « l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité ».

Autochtone et bilingue, « cela existe »

Quelques heures auparavant, dans la même salle de comité, le ministre de la Justice David Lametti a cherché à mettre le couvercle sur le débat entourant le bilinguisme des juristes autochtones qui voudraient se hisser jusqu’à la Cour suprême du Canada.

Qu’on se le dise une fois pour toutes : des juristes autochtones qui parlent anglais et le français, cela existe, a insisté le ministre, qui en est à sa troisième participation dans le processus de nomination d’un magistrat sur le banc du plus haut tribunal au pays.

« Il n’y a aucun doute : des candidats autochtones à la magistrature qui parlent les deux langues officielles, ça existe », a-t-il tranché, réitérant le caractère « historique » de cette sélection qui amènera « une perspective inestimable et une profonde sagesse à la Cour ».

« Les décisions de la Cour sont enrichies et renforcées quand les juges apportent une diversité de perspectives. La légitimité de la Cour est renforcée quand les Canadiens s’y sentent représentés », a insisté le ministre Lametti devant les élus.

Il n’a pas tari d’éloges à l’endroit de la plus récente recrue.

« En tant que femme des Premières Nations ayant grandi dans le nord de l’Ontario, elle a pris conscience du besoin de se dévouer pour donner une voix à ceux et celles qui ne pouvaient pas parler pour eux-mêmes », a-t-il souligné avant d’énumérer ses qualités personnelles et professionnelles.

Lui-même titulaire d’un doctorat en droit, le ministre s’est incliné devant la capacité de la juge O’Bonsawin à défendre une thèse doctorale, en 2021, tout en siégeant à temps plein comme juge à la Cour supérieure de Justice de l’Ontario.

Un banc de juges stable ?

Les séances auxquelles on a eu droit mercredi pourraient se faire rares au cours des prochaines années.

Car avec l’arrivée de la juge de 48 ans, la majorité des magistrats sont encore relativement loin de l’âge de la retraite obligatoire de 75 ans, a mentionné Wade MacLauchlan, président du Comité consultatif indépendant sur la nomination des juges de la Cour suprême du Canada.

« Compte tenu de l’âge des juges qui sont actuellement en poste, on pourrait attendre des années avant qu’une nouvelle vacance survienne », a fait remarquer l’ancien premier ministre de l’Île-du-Prince-Édouard.

Il a par ailleurs spécifié que le comité a reçu 12 candidatures et ensuite choisi de réaliser des entrevues « exhaustives » avec six « individus hautement qualifiés » pour remplacer le juge ontarien Michael Moldaver, dont le départ à la retraite a ouvert cette vacance à la Cour suprême du Canada.

Le premier ministre Justin Trudeau en est à sa cinquième nomination à la Cour suprême du Canada — il y a neuf magistrats en tout. L’arrivée de Michelle O’Bonsawin fait en sorte que le banc de juges est désormais composé de magistrats bilingues.

Michael Moldaver, qui accrochera sa toge le 1er septembre prochain, était le dernier juge unilingue anglophone à y avoir été nommé, par l’ancien premier ministre Stephen Harper.