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L’abandon par l’État des personnes aînées face aux promoteurs immobiliers

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Photo stock.adobe.com (JuanLurduy)


Que diriez-vous si, à 70 ans, alors que vous vivez tranquillement dans une résidence privée pour aînés (RPA) en bénéficiant de certains services, vous appreniez que l’immeuble dans lequel vous vivez a été vendu à un promoteur immobilier ayant décidé d’en changer l’affectation, c’est-à-dire de convertir la RPA en un immeuble à logements locatifs réguliers dépourvus de tous services et de toute mesure assurant la sécurité des lieux? 

En 2022, c’est exactement à cette situation que les résidents de la RPA du Mont-Carmel, située sur le boulevard René-Levesque au centre-ville de Montréal, ont été confrontés. En effet, peu de temps après la vente de leur immeuble, ils recevaient du nouveau propriétaire un avis indiquant la conversion de la RPA en immeuble à logements locatifs régulier et la fin des services, dont la présence d'une infirmière 24 heures sur 24 ainsi que celle d'une réceptionniste, un accès à des espaces communs où se retrouver en compagnie d’autres résidents, des services de repas et des boutons d’urgence.

Cette situation s’est produite dans de nombreuses autres RPA au Québec. À chaque fois, le fardeau de défendre ses droits repose sur les épaules des personnes aînées qui ne peuvent pas toujours saisir les tribunaux. Dans le cas des résidents du Mont-Carmel, ils ont décidé de se battre avec une vigueur impressionnante, tout en étant soutenus par un mouvement social fort. Le dossier est actuellement judiciarisé.

Assurer la sécurité des résidents

Selon la Loi sur les services de santé et les services sociaux, une résidence privée pour aînés (RPA) est destinée à être occupée principalement par des personnes âgées de 65 ans et plus, autonomes ou semi-autonomes, où sont offerts par l’exploitant de la résidence, outre la location de logements, différents services, par exemple des services de repas, des services d’assistance personnelle ou des soins infirmiers. Bien que ces résidences soient des entités privées, un encadrement juridique veille principalement à assurer la sécurité des résidents, particulièrement via un mécanisme de « certification », entré en vigueur en 2007 et prescrivant aux RPA de se conformer à une série de critères socio-sanitaires ainsi qu’à des normes d’exploitation très rigoureuses.  

Ainsi, bien que les résidents des RPA ne soient pas des personnes « en grande perte d’autonomie », comme celles qui sont hébergées dans les CHSLD, l’État se reconnaît néanmoins un rôle important à l’égard de ces résidents, à titre de personnes âgées. Or, on observe au Québec depuis quelques années de nombreuses fermetures de ces RPA, en raison, notamment, de la lourdeur des exigences légales et réglementaires ainsi que des difficultés en matière de rentabilité ou encore, phénomène en croissance, des conversions de RPA en immeubles locatifs sans services. Ainsi, selon le Regroupement québécois des résidences pour aînés, plus de 300 RPA ont fermé leurs portes depuis janvier 2021 à l’échelle provinciale, et c’est plus de 500 RPA qui ont mis fin à leurs activités depuis 5 ans à l’échelle provinciale. 

On le comprendra, cette situation rend particulièrement vulnérables les aînés qui y demeurent face aux stratégies immobilières des grands investisseurs. Comment cette situation est-elle possible, nous demanderez-vous ? Tout simplement parce qu’à défaut de protection juridique particulière, cette pratique tombe sous le coup de la disposition générale de l’article 1959 du Code civil du Québec, prévoyant que « le locateur d’un logement peut en évincer le locataire pour subdiviser le logement, l’agrandir substantiellement ou en changer l’affectation ». Alors que le Projet de loi 31 Loi modifiant diverses dispositions législatives en matière d’habitation est actuellement à l’étude à l’Assemblée nationale, l’occasion serait belle d’aller de l’avant pour modifier cette situation absolument insoutenable au Québec, en 2023. C’est d’ailleurs ce que de nombreuses organisations ont tenté de faire comprendre au gouvernement, par le biais notamment de mémoires en commission parlementaire, sans succès à ce jour. Par exemple, dans son mémoire sur le Projet de loi 31, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse se disait très « préoccupée » par les changements d’affectation des RPA et par la grande vulnérabilité dans laquelle les personnes qui y vivent peuvent se retrouver. Selon elle, « la relocalisation des résidents, même accompagnée et anticipée, est susceptible de mettre à mal les droits des personnes concernées, notamment le droit au logement des personnes aînées, et de les placer en situation de vulnérabilité, voire d’accroître les risques qu’elles soient exposées à la maltraitance et à l’exploitation, le cas échéant ». Ainsi, « des mesures fortes doivent ainsi être envisagées pour mieux protéger le droit au logement des aînés ». Les autrices du présent texte souscrivent sans réserve à cette affirmation de la Commission.

Et ce, d’autant plus que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, impose clairement au Québec les obligations de : 1) protéger le droit au logement des aînés, en légiférant pour éviter que les acteurs privés y portent atteinte et; 2) d’adopter des mesures assurant sa mise en œuvre. Il ne fait aucun doute que sur ces deux plans, le laisser-aller du gouvernement constitue une atteinte injustifiée au droit au logement protégé par le droit international. Ce statu quo qui perdure est inacceptable et il est impératif que l’État se saisisse du problème en interdisant les changements d’affectation des RPA et en accroissant de manière significative son soutien aux RPA.

Signataires :

Valérie Kelly, doctorante en droit et coordonnatrice de COMRADES – Communauté de recherche-action sur les droits économiques et sociaux, Université Laval

Anne-Marie Savard, professeure de droit, titulaire de la Chaire de recherche Antoine-Turmel sur la protection juridique des aînés, Université Laval

Christine Vézina, professeure de droit, directrice et chercheure principale de COMRADES – Communauté de recherche-action sur les droits économiques et sociaux et co-directrice du Centre d’étude en droit constitutionnel et droit administratif (CEDAC), Université Laval

Antoine Pellerin, professeur de droit à l’Université Laval

Alexandra Popovici, professeure de droit ainsi que directrice des programmes de common law et droit transnational à l’Université de Sherbrooke

Bernard Duhaime, professeur de droit à l’Université du Québec à Montréal, collaborateur de COMRADES – Communauté de recherche-action sur les droits économiques et sociaux

Camille Betencourt, doctorante en droit à l’Université Laval, membre de COMRADES – Communauté de recherche-action sur les droits économiques et sociaux

Christine Morin, professeure de droit à l’Université Laval

Emmanuelle Bernheim, professeure de droit à l’Université d’Ottawa

Gaële Gidrol-Mistral, professeure de droit à l’Université du Québec à Montréal

Jessica Thibault-Hubert, doctorante en droit à l’Université de Montréal, membre de COMRADES – Communauté de recherche-action sur les droits économiques et sociaux

Julie Desrosiers, professeure de droit à l’Université Laval

Lucie Lamarche, professeure de droit à l’Université du Québec à Montréal, co-chercheure de COMRADES – Communauté de recherche-action sur les droits économiques et sociaux

Marie Annik Grégoire, professeure de droit à l’Université de Montréal

Marie-Claude Prémont, professeure de droit à l’École nationale d’administration publique

Marie-Hélène Dufour, professeure de droit à l’Université de Sherbrooke

Martin Gallié, professeur de droit à l’Université du Québec à Montréal, co-chercheur de COMRADES – Communauté de recherche-action sur les droits économiques et sociaux

Monica Popescu, professeure de droit à l’Université Laval

Pierre Issalys, professeur de droit à l’Université Laval

Souhila Baba, avocate, étudiante à la maîtrise en droit à l’Université Laval, membre de COMRADES – Communauté de recherche-action sur les droits économiques et sociaux

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