Intervention policière dans un autobus scolaire: «c’est un abus de pouvoir»

Anne Levesque, professeure à la Faculté de droit et membre de la Société honorifique de common law de l’Université d’Ottawa.

Mère de deux jeunes filles et de surcroît avocate et professeure spécialisée dans les droits des enfants, Anne Levesque peine encore à croire l’incident impliquant un autobus scolaire et deux agents du Service de police d’Ottawa dont elle a été témoin le 9 mai dernier, à quelques coins de rue de chez elle.


Ce jour-là, peu après 8h30, elle était postée comme tous les matins avec d’autres parents au coin des rues Charlotte et Daly, au centre-ville, pour accompagner ses enfants de 5 et 10 ans à l’arrêt d’autobus. Mais une fois le long véhicule jaune immobilisé après avoir fait un virage, une autopatrouille avec gyrophares activés s’est postée derrière pour l’intercepter.

Devant les parents qui avaient des points d’interrogation dans les yeux, l’un des deux policiers est alors monté à bord pour se diriger vers l’arrière de l’autobus, alors que son collègue a fait le guet à l’extérieur, sur le trottoir.

«Au début, un autre papa et moi, nous étions préoccupés, on se questionnait, mais on a supposé que ce pouvait être une infraction au Code de la route. L’autre policier a alors dit que c’était parce que des enfants étaient debout dans l’autobus et qu’on voulait leur parler pour les risques pour la sécurité, etc. Un autre parent, frustré, a alors dit qu’ils n’avaient pas d’affaire à arrêter un autobus d’une telle façon. Personnellement, j’ai accepté cette explication, je me suis dit que ce n’était pas idéal, mais que si les jeunes font quelque chose qui peut être dangereux, c’est une intervention appropriée. Je n’en ai pas fait un cas», décrit Mme Levesque.

«Pas une infraction criminelle»

Or, d’autres parents et elle ont par la suite rapidement appris que ce n’était pas la réelle version des faits pour expliquer l’intervention policière du SPO: les agents auraient, dit-elle, décidé d’agir ainsi parce qu’un garçon de 11 ans leur aurait fait un doigt d’honneur par la fenêtre.

La mère de famille et professeure à la Faculté de droit et membre de la Société honorifique de common law de l’Université d’Ottawa est alors tombée des nues, jugeant qu’une intervention d’une telle ampleur viole la Charte des droits et libertés.

«Je n’étais pas impressionnée. D’abord, montrer un doigt d’honneur, ce n’est évidemment pas une conduite polie, mais ce n’est pas une infraction criminelle, donc c’est là que ça me préoccupe. C’est selon moi un abus de pouvoir et ce n’est pas une intervention proportionnelle au comportement. La sécurité des jeunes n’était pas non plus à risque. Moi, la question que je me suis posée, c’est: ce n’est pas une intervention qu’on aurait fait avec un adulte. Si un adulte ferait un tel geste, je suis certaine que le policier n’aimerait pas ça, oui, mais ce n’est pas un motif justifiable pour arrêter un adulte qui conduit, donc pourquoi le faire à un enfant?», dénonce l’Ottavienne.

Pour ajouter à tout cela, dit-elle, les parents ont par la suite appris que les policiers avaient ensuite suivi l’autobus jusqu’à l’école Francojeunesse pour ensuite pénétrer dans l’édifice et exiger de parler à la direction pour lui décrire les événements afin que l’enfant soit rencontré.

«Encore là, les policiers sont entrés dans l’école sans motifs, on leur aurait permis d’entrer. L’école a envoyé un message pour dire qu’on a rappelé au jeune que son geste était inapproprié. Moi, j’ai demandé à direction de l’école d’écrire au SPO pour leur demander de ne pas violer les droits des enfants, l’école ne devrait pas non plus laisser des policiers arrêter un autobus sans motifs, au même titre que d’entrer dans l’école. On m’a dit qu’on ferait enquête et déterminerait la réponse appropriée, mais j’aimerais que l’école défende les droits de nos enfants», déclare Mme Levesque.

Mère de deux enfants, Anne Levesque est aussi spécialisée dans les droits des enfants.

Elle réitère que la réaction des policiers ce matin-là était «exponentielle» et «pas du tout proportionnelle au geste, qui n’est pas criminel», spécifiant que de multiples comportements que l’ensemble de la société manifeste tous les jours ne sont «peut-être pas polis ou socialement appropriés» mais qu’on n’exige pas pour autant une intervention des forces de l’ordre.

«Ce qui me heurte le plus, je pratique moi-même dans les droits des enfants, c’est que les enfants sont plus vulnérables, donc on devrait plus respecter leurs droits, mais ici c’est clair que l’intervention a eu lieu parce que c’était justement des enfants. Le policier s’est senti à l’aise d’arrêter l’autobus, parce qu’un policier ne peut pas arrêter une auto sans motifs. Qu’un adulte qui a un pouvoir et une arme intervienne de cette façon, c’est un abus de pouvoir. Si c’était un adulte (interpellé), dans les faits, il serait dans ses droits d’ignorer le policier et continuer son chemin», note-t-elle.

Suivre un enfant jusqu’à son établissement scolaire pour de telles raisons est aussi complètement abusif et intrusif, considère Anne Levesque, dont la recherche et les publications portent sur les droits de la personne et les litiges d’intérêt public.

«C’est comme de suivre un adulte dans son milieu de travail.Si j’ai une interaction avec un policier et qu’il me suit jusqu’à mon milieu de travail et parle à mon patron, c’est une violation de la Charte droits et libertés», lance-t-elle, faisant notamment allusion à l’article 15.

«La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques», dit cet article de loi.

Mme Levesque déplore du même coup que le deuxième policier – celui qui n’est pas entré à l’intérieur de l’autobus – ait «faussement déclaré» aux parents que l’enjeu en était un de sécurité des élèves durant le transport.

«Le chauffeur est excellent, il les accueille (les enfants) personnellement chaque matin, il n’y a aucun problème de sécurité dans cet autobus là. Il aurait dit à un autre parent qu’il était préoccupé par rapport a ce qui s’est passé (le 9 mai)», affirme-t-elle.

Plaintes déposées

À la suite des événements, quelques parents dont elle-même ont déposé une plainte auprès du Bureau du directeur indépendant de l’examen de la police (BDIEP). L’organisation l’a informé dans une lettre cette semaine que l’enquête dans ce dossier sera menée par le SPO lui-même, à qui on a demandé de compléter le travail au plus tard dans 120 jours, soit à la fin septembre. Une copie expurgée sera remise à l’agent mis en cause.

Une plainte concernant cet incident impliquant deux agents du SPO a été déposée par des parents au Bureau du directeur indépendant d'examen de la police (BDIEP).

Selon Mme Levesque, qui est l’une des avocates qui a représenté bénévolement la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada dans sa plainte de droits de la personne ayant mené en 2016 à une victoire qui affirme le droit à l’égalité de plus de 165 000 enfants autochtones, cet incident impliquant le SPO peut aussi avoir des impacts insoupçonnés sur certains enfants qui en ont été témoins, à l’heure où l’anxiété est sur toutes les lèvres.

«Je reconnais mon privilège, mon conjoint et moi habitons la Côte-de-sable, on est tous les deux de race blanche, donc on ne sent pas trop menacés par la police, mais dans l’autobus il y avait aussi des enfants racisés pour qui ont peut-être déjà vu aux (bulletins de) nouvelles des personnes noires qui se sont fait frapper et même tuer par la police aux États-Unis, donc pour ces personnes-là de voir une intervention policière dans ce qui est censé être un lieu sécuritaire pour eux ça doit être très déstabilisant», explique-t-elle, ajoutant que sa fille de dix ans lui a parlé de l’événement à maintes reprises.

Excuses et meilleures politiques réclamées

La citoyenne d’Ottawa croit que la question aurait pu se régler d’une toute autre façon, en criant ciseau, quitte à ce que ça en reste là.

«D’abord, des jeunes, ce sont des jeunes et ce n’est pas une infraction criminelle de montrer le doigt d’honneur, on aurait peut-être pu appeler l’école, qui elle aurait demandé aux parents de faire une intervention. Mais c’est le genre de chose qui relève du parent, c’est au parent de voir comment aborder cette question, je pense ne pas que ce soit le rôle des policiers d’intervenir dans un tel cas», lance Anne Levesque.

Il est impossible de revenir en arrière mais la mère de famille croit que pour faire amende honorable, le SPO peut poser des actions qui seront satisfaisantes à ses yeux, faisant entre autres référence à de la formation et de la sensibilisation.

«J’aimerais que la police d’Ottawa développe une politique par rapport au traitement des jeunes, quand est-ce qu’un policier peut intervenir auprès d’un enfant, etc. Les policiers sont en situation de pouvoir auprès des enfants et les enfants comptent sur eux pour leur sécurité. On dit aux enfants qu’ils peuvent aller voir la police lorsqu’ils sont à risque, mais si un policier abuse de son pouvoir de cette façon, ça mine la confiance qu’ont les jeunes envers les forces policières. J’aimerais que le policier en question s’excuse auprès de l’enfant, devant toute l’école», soutient Mme Levesque, spécifiant que le milieu scolaire doit de son côté être plus vigilant quant aux droits des enfants.

Le SPO dit ne pas être en mesure de commenter cette affaire ni même de fournir des renseignements étant donné l’enquête du BDIEP en cours.

Quant au Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario (CEPEO), il confirme au Droit qu’un autobus transportant des élèves de l’école élémentaire Francojeunesse a été intercepté par un policier sur la route il y a plus de trois semaines.

«Conformément à notre protocole, nous avons avisé le Consortium de transport scolaire d’Ottawa et avons communiqué avec le Service de police d’Ottawa. [...] Nous prenons cette situation au sérieux. La sécurité et le bien-être de nos élèves demeurent notre priorité», précise l’organisation par écrit.

Un jugement sur le doigt d’honneur

Rappelons que dans un jugement qui a fait les manchettes plus tôt cette année en lien avec une chicane de voisins, un juge de la Cour du Québec a statué que les Canadiens disposent du droit «inhérent et fondamental, garanti par la Constitution, de présenter un doigt d’honneur».

Neall Epstein avait été arrêté par la police en mai 2021 après avoir présenté ses deux majeurs dressés à un voisin, Michael Naccache, qui l’avait menacé en tenant un outil électrique. Le juge avait qualifié cette arrestation d’effarante.

«Pour être très clair, ce n’est pas un crime de faire un doigt d’honneur à quelqu’un (...) C’est un droit fondamental inscrit dans la Charte, qui appartient à tous les Canadiens. Ce n’est peut-être pas civil, ce n’est peut-être pas poli, ce n’est peut-être pas courtois. Mais ça n’engage pas de responsabilité criminelle. Offenser quelqu’un n’est pas un crime. Cela fait partie intégrante de la liberté d’expression», écrit aussi le juge Dennis Galiatsatos.