Dans ce bureau qui fait face au parlement, Michelle O’Bonsawin a affiché ses couleurs vives sur les murs et les bureaux. La plume d’aigle avec laquelle elle a prêté serment comme juge à la Cour suprême ; une peinture d’inukshuk rouge qui porte sa signature ; un poisson jaune en verre, œuvre de son fils…

D’un coup d’œil, le changement d’époque me saute aux yeux. J’avais visité ce même bureau, quand il était occupé par le juge Michael Moldaver. Rien ne disait plus « juge de Toronto » que ces quatre murs sans fantaisie habités par l’affable spécialiste du droit criminel, qui vient de prendre sa retraite à bientôt 75 ans.

La juge de 48 ans, nommée le 19 août, s’étonne encore certains matins d’entrer dans son bureau au tribunal suprême. Elle regarde la plume d’aigle, qu’elle a nommée Jacqueline, du nom de sa grand-mère adorée.

Autre signe que les temps ont changé : elle fait brûler de la sauge, rite traditionnel de purification.

« Ça sent tellement bon ! », dit la nouvelle juge.

Son assistante de recherche, asthmatique, n’est pas tout à fait du même avis, et sourit timidement en prenant des notes devant nous.

« Je suis l’anomalie, ici », dit spontanément Michelle O’Bonsawin. Pas seulement parce qu’elle est la première juge autochtone à la Cour suprême. Aussi parce que rien ne semblait la destiner à la Cour suprême.

On a écrit qu’elle vient de Sudbury, mais elle est plutôt née à Hanmer, petite ville francophone de 6000 habitants près de la capitale du nickel. Sa nomination lui a valu une immense ovation au congrès des avocats autochtones, et beaucoup d’accolades des diverses nations. Mais elle a reçu aussi des lettres de purs inconnus de petites communautés qui se sont reconnus en elle.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La juge Michelle O’Bonsawin en discussion avec notre chroniqueur

« C’est venu du petit monde, comme moi », dit-elle avec émotion.

Ce « petit monde », c’est une famille de classe moyenne de région. Une mère enseignante. Un père machiniste à la mine — comme presque tous les hommes dans la famille O’Bonsawin, depuis que son arrière-arrière-grand-père est parti d’Odanak, au Québec, pour aller y travailler.

Chez elle, on n’était pas membre du Barreau depuis des générations. Il n’y avait pas de professionnels autour d’elle, et elle a surpris en déclarant à 9 ans qu’elle serait avocate. Après des études à l’Université Laurentienne, elle a fait son droit à l’Université d’Ottawa. Un jour, le commissaire à la magistrature est venu rencontrer sa classe. Une étudiante a demandé qui serait « le juge idéal ». Ce serait « une femme bilingue autochtone », a répondu le commissaire.

« Eille, c’est moi, ça ! » Elle en a fait son ambition.

Elle a obtenu une maîtrise de la prestigieuse faculté de droit d’Osgoode Hall, à Toronto.

Elle n’a pas exercé sa profession dans de grands cabinets nationaux et n’a pas plaidé de causes célèbres, a été avocate interne à la GRC, à Postes Canada et avocate générale à l’hôpital Royal Ottawa.

En d’autres mots, elle n’est pas issue de cette sorte d’aristocratie implicite de la profession qui mène souvent aux cours d’appel, puis à la Cour suprême.

« Ma candidature était vraiment une long shot », dit-elle avec son accent qu’elle juge mi-franco-ontarien, mi-acadien. « Je suis une Acadienne adoptée », dit celle qui a épousé un Robichaud du Nouveau-Brunswick.

Elle n’a pas vécu dans une réserve, mais Michelle O’Bonsawin a toujours su qu’elle était abénakise. « Mon père retournait des fois à Odanak [près de Sorel]. Quand il était petit, les gens le traitaient de petit Sauvage, mais moi, je n’ai pas connu le racisme. Les gens trouvaient seulement que j’avais un drôle de nom. » Le nom O’Bonsawin (qui s’écrit de différentes manières) veut dire « chercheur de piste ». Et toute sa vie, elle a cherché à remonter la piste de cette famille. Jusqu’à apprendre l’abénakis, langue presque éteinte, à l’âge adulte.

Elle n’a pas fait sa carrière en droit autochtone — surtout en droit du travail et autour des enjeux de santé mentale. Mais un an avant sa nomination à la Cour supérieure de l’Ontario (2017), elle a entrepris un doctorat… qu’elle a terminé en février 2022.

Il y a eu cet incident où une avocate à Ottawa l’avait décrite en cour (pensant ne pas être entendue) comme la « Pocahontas du Nord ». Les excuses de tout le Barreau ont suivi, mais des discussions aussi.

« J’ai l’avantage de ne pas dormir beaucoup », dit cette travailleuse acharnée, qui a fait son doctorat en travaillant à temps plein en plus d’avoir deux enfants.

Sa thèse portait sur l’application des « principes Gladue » en matière de santé mentale.

Les principes Gladue sont en gros l’obligation pour les tribunaux de trouver d’autres avenues que l’incarcération pour les Autochtones dans les affaires criminelles, y compris en ayant recours à des systèmes de justice traditionnelle.

La thèse s’intéressait au sort des personnes autochtones ayant des troubles mentaux. Fait rare, elle n’a pas été publiée, et ne le sera pas avant cinq ans, étant donné les fonctions de Mme O’Bonsawin.

Les principes [issus d’une décision de 1999 de la Cour suprême] sont connus, mais appliqués inégalement ; encore maintenant, 50 % des femmes et 30 % des hommes détenus dans les prisons canadiennes sont autochtones, même s’ils représentent 5 % de la population.

Michelle O’Bonsawin

Quand elle a été nommée juge la première fois, à 43 ans, il s’en est trouvé pour dire qu’elle l’avait été « parce qu’elle est autochtone », dit-elle. Idem cette année.

« J’ai suivi le conseil de Murray Sinclair [premier juge autochtone manitobain et président de la commission d’enquête sur les pensionnats autochtones]. Il m’a dit : “Ne lis pas les critiques. Fais ton travail.” Je l’ai écouté. Je suis connue comme celle qui lit tous les dossiers à fond. Et aussi pour avoir la tête dure. Curieuse, mais obstinée. Ma devise, c’est : La persévérance est la clé du succès. »

Elle ne veut pas se prononcer sur la jurisprudence en droit autochtone de la Cour suprême, qui comporte plusieurs jugements affirmant fortement ces droits depuis 30 ans… mais aussi certains jugements douteux par le passé. Et quand on lui fait remarquer qu’elle est considérée comme « progressiste », elle réplique qu’elle se trouve « au centre ». Elle n’est pas à la Cour suprême pour faire du droit autochtone, ce qui représente un petit volume de dossiers, mais du droit tout court… en apportant sa perspective, son expérience. Comme les huit autres avec qui elle est maintenant membre de ce « mariage professionnel arrangé ».

Elle suivra sa propre piste judiciaire, en somme.