Un Québec scindé en deux

Benoît Pelletier, est docteur en droit, professeur à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et a servi comme ministre dans le gouvernement libéral québécois de Jean Charest.

POINT DE VUE / Dans une décision récente de 128 pages, le juge Sylvain Lussier de la Cour supérieure du Québec a donné raison au Quebec English School Boards Association et au Lester B. Pearson School Board, lesquels contestaient certaines dispositions de la Loi 40, par laquelle furent abolies les commissions scolaires au Québec.


Plus particulièrement, la Loi 40 a remplacé les commissions scolaires francophones et anglophones par des « centres de services scolaires ». Les demandeurs soutenaient que les modifications apportées par la loi à la composition du conseil d’administration des centres de services scolaires et au processus de nomination de ses membres faisait en sorte que les ayants-droits de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés n’auraient plus le pouvoir de gestion et de contrôle exclusif sur les établissements d’enseignement anglophones du Québec. Notons au passage que la Loi 40 a aboli les élections scolaires en milieu francophone, mais les a maintenues pour la minorité anglophone.

Disons-le d’emblée, ce jugement tombe sous le sens lorsque l’on examine la jurisprudence, surtout celle qui émane de la Cour suprême du Canada. Il est très clair dans notre esprit que la Loi 40 affecte le droit des ayants-droits de l’article 23 d’exercer un pouvoir de gestion et de contrôle exclusif sur les établissements d’enseignement anglophones du Québec. Rappelons que l’article 23 en question concerne le droit à l’instruction dans la langue officielle de la minorité. La Cour suprême du Canada a dit que cette mesure devait être interprétée largement. Le juge Lussier s’est conformé à ces enseignements, en plus de rendre un jugement élaboré sur plusieurs autres plans.

Les commissions scolaires sont essentielles, nous semble-t-il, à la vitalité de la communauté anglophone du Québec. Il en est de même d’ailleurs pour les élections scolaires, que le législateur québécois avait pris soin de préserver.

Cela étant dit, il y a lieu de remettre en question le principe voulant que les droits linguistiques en général et l’article 23 de la Charte en particulier fassent l’objet aussi systématiquement d’une interprétation libérale. Au contraire, ces mesures devraient faire l’objet principalement d’une interprétation contextuelle, qui prend en considération les contextes sociopolitiques et démographiques dans lesquels elles s’inscrivent. Cela voudrait dire, dans le cas du Québec, qu’il devrait y avoir une meilleure prise en compte des besoins de cohésion et de cohérence de la société québécoise, en tant que minorité en Amérique du Nord et groupe menacé sur le plan identitaire.

Car, il faut bien l’admettre, le résultat concret du jugement du juge Lussier, c’est un Québec morcelé, cassé en deux, avec d’un côté des mesures s’appliquant aux francophones et de l’autre, des mesures différentes s’appliquant aux anglophones.

Il s’agit ici du même Québec divisé que condamnait, non sans raison, le ministre Simon Jolin-Barrette aux lendemains de la décision rendue par le juge Marc-André Blanchard dans la cause de la loi 21 sur la laïcité de l’État.

Dans maints dossiers, les anglophones du Québec ont choisi de livrer la bataille sur le front judiciaire au gouvernement du Québec et à l’Assemblée nationale. Que ce soit dans le dossier de la loi 40, dans celui de la loi 21 ou dans celui de la loi 96 (concernant la modernisation de la Loi 101), les anglophones québécois ont porté leur cause devant les tribunaux, ce qui est fort légitime par ailleurs. Ils ont du mal à se reconnaître dans le Québec d’aujourd’hui.

Nous regrettons néanmoins qu’il y ait un clivage aussi prononcé entre les intérêts des anglophones et ceux des francophones au Québec. Quand donc sonnera l’heure de la réconciliation ?

Cette réconciliation, pour souhaitable qu’elle puisse être, ne doit cependant pas se faire aux dépens de la langue française au Québec. Mais dans l’affaire de la Loi 40, nous ne croyons pas que le statut ou l’usage de la langue française soit en cause. Comme l’a énoncé le juge Lussier, « [q]ue la protection du français demeure une préoccupation légitime et pressante au Québec n’entre pas en ligne de compte dans le présent dossier ».

Quoi qu’il en soit, nous estimons que les anglophones doivent faire partie intégrante de la nation québécoise, telle que définie de manière civique. En renvoyant à la nation civique, l’idée n’est pas de notre part de dépouiller la nation québécoise de ses fondements historiques ni de ses attributs langagiers et culturels mais plutôt de faire en sorte que le concept de « nation » soit adapté au Québec d’aujourd’hui et soit le plus inclusif possible. Bref, nous croyons que le concept de « nation » doit ratisser large lorsqu’il est question du Québec.

Le gouvernement québécois doit tendre la main aux anglophones, afin que soit renoué le dialogue national entre les collectivités qui composent et façonnent le Québec d’aujourd’hui. Mais les anglophones en question doivent, de leur côté, redoubler leurs efforts afin de s’inclure dans le grand projet collectif québécois. Ce projet cherche entre autres à faire du français la langue commune au Québec, en plus d’être la langue officielle.

Mais, langue commune et langue officielle ne veut pas dire langue unique. Les langues autres que le français, dont l’anglais et les langues autochtones, ont aussi, bien entendu, droit de cité dans une société québécoise où la diversité est vue comme une richesse.

L’auteur, Benoît Pelletier, est avocat émérite, docteur en droit et professeur éminent à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa.